Tribune parue dans le premier numéro de « Centre commercial », LE magazine initié par les fondateurs de Veja et du concept-store éponyme dans le 10ème,
Magazine à commander ici. Et rendez-vous ici pour une chronique par l’excellente Anne-Sophie Novel et ici pour le début de l’article sur la folie du tombeau nucléaire d’Onkalo en Finlande.
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Du bon usage de la dynamite
Par Julien Bayou, conseiller régional EELV en Île-de-France et cofondateur de Jeudi Noir.
« Mes amis, au secours… Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à trois heures, sur le trottoir du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel, avant hier, on l’avait expulsée… ». En 1954, ces quelques phrases de l’Abbé Pierre avaient suffi pour provoquer une prise de conscience nationale autour de la question du mal-logement. L’appel de ce curé inconnu avait pris les Françaises et Français aux tripes. Des personnes s’étaient mobilisées, des collectes avaient été organisées et Emmaüs était lancée. En son temps, l’Abbé Pierre s’en prenait sans prendre des gants à « ceux qui ont pris tout le plat dans leur assiette, laissant les assiettes des autres vides, et qui ayant tout, disent avec une bonne figure, une bonne conscience : « Nous, nous qui avons tout, on est pour la paix. » Je sais que je dois leur crier à ceux-là : les premiers violents, les provocateurs de toute violence, c’est vous. Et quand le soir dans vos belles maisons, vous allez embrasser vos petits-enfants, avec votre bonne conscience, au regard de Dieu vous avez probablement plus de sang sur vos mains d’inconscients, que n’en aura jamais le désespéré qui a pris des armes pour essayer de sortir de son désespoir. » Ces mots avaient fait office de dynamite. À l’époque, le verbe suffisait encore à réveiller les consciences.
En 2006, le tableau est différent. C’est chacun pour soi. L’indignation est en berne, les mots ne suffisent plus à allumer la mèche, mais les images choc trouvent encore une résonnance derrière les écrans de télé. C’est le cas lorsque, quelques mois avant sa mort, dans un fauteuil roulant poussé par Martin Hirsch, l’Abbé monte au créneau jusqu’à l’Assemblée Nationale. Ce jour-là, il entend dissuader les députés UMP de détricoter la loi imposant 20% de logements sociaux. À défaut de convaincre, cette énergie du désespoir émeut. Copé et ses acolytes reculent. Aujourd’hui, les sans toit ni voix n’ont plus l’Abbé. La crise et la souffrance du mal-logement sont aussi vives, voire pires, mais le verbe et l’indignation seuls ne suffisent plus : les appels restent vains, les manifestations et actions qui s’en tiennent au symbolique ne touchent plus les esprits anesthésiés.
De l’art de la réquisition militante
Février 2011, le drapeau pirate de Jeudi-Noir flotte sur le 22 avenue Matignon malgré le blocus policier qui s’éternise. Quelle prise de guerre, ce bâtiment d’Axa, en face du siège de la compagnie d’assurance, et à deux pas du ministère de l’intérieur. Quel pied de nez à l’immobilisme, au mépris du président en matière de lutte contre le mal-logement ! Depuis la terrasse du toit, les « galériens du logement » qui ont réquisitionné ce bâtiment abandonné depuis cinq ans ont vue plongeante sur le palais de Nicolas Sarkozy. Objectif : rappeler au président voisin la promesse faite à Charleville-Mézières, la main sur le cœur, six mois avant son élection : « Je veux, si je suis élu président de la République que, d’ici à deux ans, plus personne ne soit obligé de dormir sur le trottoir et d’y mourir de froid. »
La propriété est le seul droit deux fois mentionné dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Les communiqués de presse et autres manifestations ne réveillent plus personne. Il faut faire plus de bruit pour conjurer l’anesthésie générale. Dès lors, la réquisition militante[fusion_builder_container hundred_percent= »yes » overflow= »visible »][fusion_builder_row][fusion_builder_column type= »1_1″ background_position= »left top » background_color= » » border_size= » » border_color= » » border_style= »solid » spacing= »yes » background_image= » » background_repeat= »no-repeat » padding= » » margin_top= »0px » margin_bottom= »0px » class= » » id= » » animation_type= » » animation_speed= »0.3″ animation_direction= »left » hide_on_mobile= »no » center_content= »no » min_height= »none »][1] est la dynamite nécessaire. Elle génère une attention médiatique durable et des toits pour les personnes en galère. Et malgré les soucis juridiques qu’elle suppose, les sièges par la police et les expulsions qui vont avec, elle constitue à chaque fois une aventure. Elle procure une adrénaline qui va de pair avec un sentiment rare, celui de contribuer à réveiller les consciences. Elle donne la sensation, l’espace d’un moment, que tout est possible, qu’on peut faire changer la donne, la politique, la société. Elle s’accompagne aussi d’une arme teintée d’une fausse mais puissante naïveté qui pousse à s’entendre dire : « Si nous pouvons le faire en secret, alors que nous n’en avons pas le droit, que nous avons zéro moyen, alors qu’attendez-vous, vous qui êtes légitimes pour le faire ? »
Susciter l’étincelle
L’objectif de ces opérations est d’interpeller l’opinion publique de manière à acculer les pouvoirs publics et les forcer à ré-agir. Ce n’est pas parce que Jeudi-Noir occupe un immeuble qu’il est légitime de parler du mal-logement ; c’est parce qu’il est légitime de parler du mal-logement, de questionner l’incurie des pouvoirs publics et l’incorrigible propension des medias à suivre les diversions, que Jeudi-Noir multiplie ces actions hâtivement qualifiées de « coups de poing ». Alors oui des mêlées ou des accueils délétères, il y en a eu. Mais des coups de poings, en deux cent, peut-être trois cents mobilisations en tout genre, j’en ai peu vus.
Quand tu surprends la discussion au bistro entre deux piliers de bar sur Le Parisien qui titre « Nouveau squat de Jeudi-Noir » et que tu les entends dire « Ah, n’empêche, ils ont raison. Comment on peut garder 2000 m² vides pendant dix ans alors qu’il y a tant de gens dehors ? », alors tu sais que tu as que la lutte a porté ses fruits. Quand un bâtiment est racheté pour être transformé en logements sociaux – comme se fut le cas au 24 rue de la Banque place de la Bourse à Paris, occupé en 2007 par Jeudi-Noir et le DAL –, que tu découvres que ce qui était un vaste bureau de DRH servira à accueillir une famille en difficulté à compter de juin 2013, le sentiment est celui d’avoir remporté une bataille. Mais quand, enfin, tu apprends que le gouvernement s’engage à mener les réquisitions qui lui répugnaient tant, et que 75% des bâtiments visés ont été remis sur le marché[2], alors la victoire est totale !
La violence est bien sûr avant tout symbolique. On n’utilise d’ailleurs même pas de pieds-de-biche, non on passe par les portes ou les fenêtres restées ouvertes. En réalité, c’est la complaisance-tolérance-insensibilité générale qui est violente, pas l’action des militants qui s’approprient temporairement les logements vides ! Notre société endormie est devenue insensible aux appels à la solidarité. Elle ne voit plus les femmes battues, les ouvriers du Bangladesh réduits au rang d’esclaves ou les Palestiniens humiliés. Nous avons appris à tolérer les injustices et c’est ça, l’intolérable.
Le « boum » de la dynamite, c’est pour réveiller notre société, pour qu’elle voie, qu’elle entende et qu’elle agisse. Si nous perdons notre capacité à être solidaires, nous perdons notre humanité. En même temps qu’augmente le seuil de tolérance, augmente aussi la charge de dynamite nécessaire à susciter l’étincelle de réveil, d’indignation et d’engagement. C’est en ce sens qu’il ne faut jamais perdre de vue qu’agir c’est résister et résister c’est créer. « Boum ».
[1] À ne pas confondre toutefois avec l’expropriation ou la réquisition par les pouvoirs publics: dans cette dernière, la réquisition est temporaire et le propriétaire qui ne fait rien de son bâtiment recevra un loyer de la part de la préfecture.
[2] En Ile-de-France, cinq mois après le lancement par la ministre du logement, Cécile Duflot, d’une campagne de réquisition, 75 % des appartements ciblés ont été remis en location ou sont sur le point de l’être, sans que les pouvoirs publics aient eu besoin d’aller au bout de la procédure.
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Julien Bayou, merci pour ce blog qui « suscite l’étincelle » et fait BOUM!